mardi 24 octobre 2017

Process


« […] les courants les plus libéraux à l’intérieur de la théologie – voire, récemment, de la philosophie moderne – achoppent justement ici. Le Bon Dieu, risquant de disparaître à leurs yeux, n’ayant plus de statut bien défini – dans la mesure où il n’a plus le droit de faire cause commune, naïvement, avec le terrestre ni d’en reproduire approximativement la réalité dans un au-delà – erre en quête de substance, pris entre les illusionnistes qui nient son existence et les croyants qui nient la souveraineté de l’entendement. Jusqu’au moment où il lui faut se décider à rester à mi-chemin, c’est-à-dire à faire l’inverse de ce que vous [Freud] lui proposez en lui laissant l’illusion, mais en lui prenant l’avenir [cf. Freud, L'avenir d'une illusion] : il refuse d’être pure illusion, arguant qu'il est, sinon encore un Dieu présent, du moins un Dieu à venir.
Ce Dieu en devenir, qui ne prend forme que peu à peu, qui attend de la raison humaine exactement ce qu’elle a reçu de lui, s’inspire largement, en le modernisant, du vieil Hegel. Il sera nécessairement réel un jour, parce qu’il est un être doué de ce haut degré de raison que le genre humain s’imagine avoir atteint. L’imagination, condition nécessaire de toute croyance, s'est ainsi trouvée renvoyer au genre humain une image avantageuse de lui-même, qui le flatte extrêmement. […] »

Lou Andreas-Salomé, Lettre ouverte à Freud, Points-Essais, p. 92

lundi 2 octobre 2017

Le surhomme, dernier rêve du dernier homme


Ou : le dernier homme, seul débouché, au réveil, du rêve de surhomme…

[…] Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
[…]
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
« Autrefois tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi le prologue : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain ! » […]

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5


"A un étudiant qui voulait savoir où j'en étais par rapport à l'auteur de Zarathoustra, je répondis que j'avais cessé de le pratiquer depuis longtemps. Pourquoi ? me demanda-t-il. — Parce que je le trouve trop naïf…" (Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, folio p. 103)

"De toutes les chimères, la plus saugrenue est celle du surhomme. En annonçant, dans la partie fâcheusement “constructive” de son oeuvre, un nouveau type d'humanité, Nietzsche a versé dans la naïveté et le ridicule, alors qu'il n'est nul besoin d'être prophète pour discerner que l'homme a épuisé le meilleur de soi-même, qu'il est en train de perdre sa figure, s'il ne l'a perdue déjà. L'univers entier pue le cadavre, dit Clov dans Fin de partie, cette réponse à Zarathoustra." (Emil Cioran, "Sur une double corvée" — in Cahier de L’Herne)