samedi 10 novembre 2012

"... Pour tous"


"Il y a une plénitude de décroissance dans toute civilisation trop mûre. Les instincts s'assouplissent ; les plaisirs se dilatent et ne correspondent plus à leur fonction biologique ; la volupté devient fin en soi, sa prolongation un art, l'escamotage de l'orgasme une technique, la sexualité une science. Des procédés et des inspirations livresques pour multiplier les voies du désir, l'imagination torturée pour diversifier les préliminaires de la jouissance, l'esprit lui-même mêlé à un secteur étranger à sa nature et sur lequel il ne devrait guère avoir de prise, - autant de symptômes d'appauvrissement du sang et d'intellectualisation morbide de la chair. L'amour conçu comme rituel rend l'intelligence souveraine dans l'empire de la bêtise. Les automatismes en pâtissent ; entravés, ils perdent cette impatience de déclencher une inavouable contorsion ; les nerfs deviennent le théâtre de malaises et de frissons clairvoyants, la sensation enfin se continue au-delà de sa durée brute grâce à l'adresse de deux tortionnaires de la volupté étudiée. C'est l'individu qui trompe l'espèce, c'est le sang trop tiède pour étourdir encore l'esprit, c'est le sang refroidi et aminci par les idées, le sang rationnel..."

Cioran, « Visages de la décadence » in Précis de décomposition, Œuvres, Quarto/Gallimard, p. 681.



"Contemplez l’amour : est-il épanchement plus noble, accès moins suspect ? Ses frissons concurrencent la musique, rivalisent avec les larmes de la solitude et de l’extase : c’est le sublime, mais un sublime inséparable des voies urinaires : transports voisins de l’excrétion, ciel des glandes, sainteté des orifices… Il suffit d’un moment d’attention pour que cette ivresse (*), secouée, vous rejette dans les immondices de la physiologie, ou d’un instant de lassitude pour constater que tant d’ardeur ne produit qu’une variété de morve."

Cioran, « Abdications / La part des choses » in Précis de décomposition, Œuvres, Quarto/Gallimard, p. 714-715.

(* Et si c'était là précisément le signe vrai de la réalité de l'amour ?)



"Deux voies s’ouvrent à l’homme et à la femme : la férocité ou l’indif­férence. Tout nous indique qu’ils prendront la seconde voie, qu’il n’y aura entre eux ni explication ni rupture, mais qu’ils continueront à s’éloigner l’un de l’autre, que la pédérastie et l’onanisme, proposés par les écoles et les temples, gagneront les foules, qu’un tas de vices abolis seront remis en vigueur, et que des procédés scientifiques suppléeront au rendement du spasme et à la malédiction du couple."

Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume (1952), folio p. 118

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